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Idy Kanté est travailleur dans le secteur textile au Sénégal depuis trente ans. Il travaille à « la Guinée », une expression du jargon ouvrier local pour désigner les chaînes de teinture. L’annonce récente de la réouverture de l’usine Domitexka près de Kaolack, à 200 kilomètres au sud-est de Dakar, l’enchante. Depuis les années 1990, comme tous les employés des quelques entreprises sénégalaises du secteur, il n’a travaillé qu’en pointillé, de fermeture de site en réouverture éphémère. Mais cette fois, c’est la bonne, veut croire M. Kanté.
Il n’est pas le seul optimiste. Le 29 juillet, la soirée organisée pour annoncer la relance de l’usine à Kahone, en banlieue de Kaolack, a attiré deux ministres : Serigne Gueye Diop, en charge de l’industrie, et Mabouba Diagne, responsable de l’agriculture. Serigne Gueye Diop avait alors célébré « un symbole fort de la redynamisation de l’économie sénégalaise ». Objectif affiché par Babacar Mbaye, le directeur général de Domitexka : plusieurs lignes de production et environ 300 employés d’ici début 2025.
D’un côté, le Sénégal produit du coton. Un peu plus de 16 000 tonnes en 2023. De l’autre, le pays est connu pour ses tailleurs et créateurs réputés. On compte environ 61 000 ateliers de couture à travers le pays. Entre les deux, un chaînon manquant : pas de filature moderne capable d’approvisionner le marché. Seuls quelques ateliers de filature artisanale subsistent. L’Agence nationale de la statistique souligne régulièrement une « contre-performance » de l’industrie du textile qui, dans les faits, n’existe presque plus, et qui contraint le Sénégal à importer annuellement jusqu’à plusieurs centaines de milliards de francs CFA de tissu.
L’usine Domitexka doit lancer sa première ligne de fabrication en octobre. « On va commencer par les chèches (des foulards) », explique Babacar Mbaye. Ses produits partiront vers l’Algérie et le Mali. « Pendant longtemps, les Touaregs de la sous-région ont porté des chèches produits au Sénégal », poursuit le patron de l’entreprise. « La Guinée », la ligne de teinture à l’indigo, doit employer rapidement une centaine de personnes.
Pour le moment, à travers les 30 000 mètres carrés de hangar de l’usine de Kaolack, ce sont surtout des mécaniciens et des ouvriers du BTP qui s’affairent. Ils réparent, huilent et remettent à jour les machines industrielles et une immense chaudière appelée à tourner à la coque d’arachide, largement cultivée dans la région. Les coûts de production sont un problème fondamental de l’industrie sénégalaise, notamment les prix de l’énergie. « On essaie donc de se montrer novateurs », explique Babacar Mbaye. Mais ce que tous attendent avec impatience, c’est bien la filature. « C’est au centre de notre projet : transformer le coton local, faire du fil, puis le tisser », indique le directeur de l’usine. De quoi fournir les nombreux tailleurs du pays.
L’absence de chaînes de transformation et de finition des matières premières produites est un problème récurrent au Sénégal – comme dans d’autres pays africains – depuis des années. Massivement élus dès le premier tour de la présidentielle, fin mars, en défendant une ligne souverainiste, le président Bassirou Diomaye Faye et le premier ministre Ousmane Sonko ont fait de l’industrialisation une promesse importante de leur programme. Domitexka est donc un exemple à mettre en avant.
La réouverture de l’usine doit beaucoup à l’Allemagne, qui a investi dans le projet, ainsi qu’au Fonds africain de garantie (Fagace), qui a fourni une précieuse garantie de prêts. L’homme d’affaires et maire de Kaolack, Serigne Mboup, s’est aussi engagé dans le montage financier. L’enveloppe totale de lancement dépasse les 5 milliards de francs CFA. L’Etat, de son côté, a gracieusement mis à disposition le parc de machines de l’usine. Toutes proviennent de différentes entreprises privées qui ont fermé et que les autorités ont préemptées. Le projet Domitexka a des allures de sauvetage : les machines, non utilisées, s’usaient et rouillaient. « Le matériel est daté mais performant », tempère M. Mbaye. Une partie des investissements initiaux est dédiée à la remise à neuf de ces impressionnantes machines européennes aux belles allures, permettant de filer, broder ou teindre.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, le Sénégal disposait d’une forte industrie textile. C’était l’époque de la Société de teinture, d’impression et de blanchiment africaine (Sotiba), ancien fleuron du secteur, « qui a fait la fierté des Sénégalais jusqu’à sa mort lente, dans les années 2000 », se rappelle l’économiste El Hadji Mounirou Ndiaye. « C’était dur mais on sortait du tissu en grandes quantités, se souvient Malick Ndiaye, ouvrier passé par la Sotiba il y a plus de quarante ans. Il y avait des villas pour les cadres autour de l’usine, et les ouvriers logeaient dans une cité rien que pour eux. » Puis des années 1980 à 2000, le secteur a périclité. Des centaines d’emplois ont été perdues. La faute, selon El Hadji Mounirou Ndiaye, à des politiques trop libérales et pas assez protectrices.
Un quart de siècle plus tard, M. Mbaye dénonce le dumping des géants asiatiques ou l’attitude de l’Europe, qui déverse des tonnes de produits de fripes sur le marché sénégalais. Un observateur, sous couvert d’anonymat, pointe aussi les failles structurelles du secteur, comme le mauvais entretien des machines et la mauvaise gestion des entreprises du secteur.
Pour s’assurer d’écouler sa production, le directeur général de Domitexka compte proposer une matière personnalisée aux créateurs sénégalais. Il mise aussi sur le patriotisme en vogue chez les consommateurs. « Le secteur de la mode est dynamique et le “made in Sénégal” attire de plus en plus les jeunes », analyse-t-il. Aïssa Dione, célèbre créatrice et militante du savoir-faire sénégalais dans le textile, accompagne le projet sous forme de conseil. Elle plaide pour une diversification des activités. « Il n’y a pas que les vêtements : le linge de maison, les rideaux… Voici les autres types de produits qu’il faut viser », affirme-t-elle.
Mme Dione prône aussi « une politique de souveraineté ». Selon elle, l’Etat doit montrer l’exemple en consommant sénégalais et en commandant à la nouvelle usine des habits pour les policiers ou des draps pour les hôpitaux. De son côté, Idy Kanté est pressé de transmettre son savoir-faire ouvrier à des jeunes qui intégreront l’usine. « Filer du coton sénégalais pour faire des tissus sénégalais, j’espère qu’ils seront fiers de pratiquer ce métier ! », conclut-il.
Jules Crétois (Dakar, correspondance)
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